Cravate et talon aiguille

- Monsieur Cunningham ? Le jeune homme à l’arrière de la berline continue d’observer l’extérieur, ce n’est pas qu’il n’a pas entendu, mais il n’a pas écouté. Il a l’impression d’avoir la gorge serrée, de ne plus pouvoir respirer, encore moins avaler la salive. - Monsieur Cunningham ? … Monsieur ? Le chauffeur se tourne même vers le passager, à l’arrière. Il n’ose pas aller secouer son patron. - Monsieur Cunningham, on est arrivé… il… il faut descendre… Je gène.

Lorcán revient sur Terre à ce moment, il retrouve ses repères spatio-temporels. Il est dans la voiture, en direction d’un gala de charité. Non, il n’est pas en direction, il est arrivé et il y a déjà plusieurs voitures derrière eux qui veulent avancer pour faire descendre leur passager. L’irlandais sourit rapidement, afin de retrouver le contrôle des muscles du visage et pour s’excuser en silence. Il retire la ceinture de sécurité et ouvre la portière.

- Merci, Newton, je… Je trouverais un moyen de rentrer, vous pouvez remettre la voiture au garage et prendre votre soirée.

L’héritier sort ayant sur le visage une expression impassible, presque froide, pourtant la boule dans la gorge est toujours présente. Il entre grimpant les quelques marches du perron alors que la berline noire s’en va sans un bruit, électrique. Son nom est annoncé par un maitre d’hôtel ou un chamberlain, c’est too much pour lui, même s’il a vécu avec ça toute sa vie, après tout, on est en 2024 ! L’aristocratie ne devrait plus exister. Il y a masse de convives déjà et le jeune homme ne tarde pas à repérer l’homme qu’il craint le plus au monde, son père, le patriarche des Cunningham. Il va le saluer. L’homme plus âgé n’est que froideur quand ils se saluent. Il n’a pas apprécié les dernières frasques de son fils à l’université. Lorcán fait souvent parler de lui, régnant tel un prince sur le campus, de par son nom de famille, de par la maison Withman et de par le « club » qu’il préside. Le susnommé Lorcán sait qu’un jour, cela lui retombera sur le coin du nez, mais il préfère cela à devoir lui annoncer qu’il est marié… à un homme… et comble de l’horreur à un homme de Mathey.

Au bout d’une dizaine de minutes à serrer les mains et à jouer les parfaits hypocrites autour de petits toasts, l’irlandais s’excuse et repose la flute vide de champagne hors de prix sur un plateau d’un serveur. Il s’écarte alors de la foule, traverse la salle et s’engouffre dans un couloir aux allures de château de la renaissance. Il ouvre une porte, tombe sur une bibliothèque. Les bouquins recouvrent la totalité des murs. Il n’y a personne. Ici, il trouvera le calme. L’irlandais marche jusqu’à la fenêtre. Il pleut désormais dehors. La main gauche traverse son ventre, s’accroche sur le flanc droit, alors que le coude droit vient s’appuyer sur l’avant-bras gauche. La main droite grimpe jusqu’au visage et les phalanges recourbées caressent alors pensivement les lèvres. Il se sent tellement mal. Il ne sait pas quoi faire. Comment réparer la chose ? Son téléphone vibre dans la poche, mais il ne le regarde pas, il ne s’en aperçoit même pas. Ses doigts finissent par quitter les lèvres et touchent le noeud de la cravate. En réalité, ils touchent en dessous du noeud de la cravate, là où pend, à la discrétion absolue, un anneau d'or sur une chaine. Le même anneau qui aurait dû se trouver à l'annulaire.

Cravate et talon aiguille

Il lui fallait un peu de tranquillité. Cela ne pouvait plus durer. Cette histoire de… mariage lui tiraillait les intestins, les tripes, cela lui retournait les boyaux. Comment parvenir à mettre fin à ce… contrat… Tout ce qui était possible et imaginable, il avait tenté. L’argent ne fait pas le bonheur, mais il y contribue bien. Il était arrivé bien plus loin que n’importe qui d’autre, entre dessous de table et pots de vin, il a tout tenté. Mais on lui a certifié que cela était impossible, car le papier du mariage était… introuvable. Il avait été dans la machine, donc officiellement, c’était un mariage en bonne et due forme, mais que le papier était… quelque part entre un cabinet d’avocat ou un bureau de l’administration ou… ailleurs. Et que pour le moment, il était tout bonnement impossible de faire quoi que ce soit.

Lorcán, tant perdu dans ses pensées, n’entend nullement la porte s’ouvrir. Il ne voit nullement la jeune femme si discrète s’approcher. Il est encore à tripatouiller l’alliance, sous la chemise qu’il porte, sous la cravate, sous le costume tout entier. Éon… Comment est-ce qu’il a pu être marié à un tel… personnage. Et pire que tout, comment va-t’il gérer de le dire au patriarche Cunningham ? Éon ne semble pas vouloir divorcer, mais s’il lui promet suffisamment d’argent, peut-être acceptera-t’il… L’héritier n’en sait rien. Mais rester aux côtés de son paternel lors de ce gala est pour le moment impossible. Il ne fait que se ressasser le Noël à Vegas. Il n’a rien apprécier de plus que cette nuit à ses côtés. Rarement il s’était senti aussi bien. Et pourtant, vu la manière dont il a été traité. Tout bonnement parce qu’il est de Withman, tout simplement parce qu’il est un Cunningham… De toute la planète il a fallu qu’il tombe sur Éon… Ils se sont revus, certes, et Éon est un amant… absolument délicieux, mais… « Salut ! » Lorcán sursaute comme jamais. Revenant brusquement dans la réalité. Sa main quitte le nœud de la cravate pour tomber le long de son corps. « Ça va petit chaton ? » La surprise, le choc, l’incommensurable étonnement traverse ses yeux pâles. Elle… Cette jeune femme vient de… de l’appeler… « chaton » ? Pour se repprendre, l’irlandais dont l’accent chante dans la voix se racle un peu la gorge.

- Je… Je vous demande pardon ? Je… Il regarde tout autour. Ils sont absolument seuls ici. Ses iris se posent sur le visage de la jeune femme. Elle tient les talons qui sont supposés être à ses pieds. Vous avez besoin d’aide ? Il suppose que non, mais il se doit de lui demander. Si vous le désirez, je peux me retirer et vous laissez seule…