Retour vers le passé

Tu sens le froid jusque dans tes os. C’est possible ça ? Peut-être pas. Peut-être que l’air glacial, il n’est que dans ta tête. Pourtant, tu as les doigts gelés. Ça, tu en es certain. Tes phalanges sont engourdies. Tes bras aussi. Tu as oublié ta veste. Tu es sorti en tee-shirt. Heureusement, tu as pensé à mettre un pantalon. Cela dit, tu l’avais déjà sur toi, alors tu n’as pas eu à faire d’effort de réflexion. Tu as passé la porte de ton appartement miteux parce que les cris de tes voisins t’empêchaient de trouver la tranquillité. C’est ça l’histoire de ta journée ? Tu crois bien que oui.

Tu étais affalé dans ton canapé. Le visage enfouit entre deux coussins, le bras ballant dans le vide tandis que ta main effleurait le pied de ta table basse. Sur cette dernière reposait un verre. Celui-ci contenait du whisky. Un whisky dégueulasse au demeurant. Une boisson bas de gamme. La moins chère du rayon. À côté de ce verre, il y avait la bouteille du même breuvage. À moitié pleine. Ou plutôt, à moitié vide. Tu venais de t’enfiler le contenu au fond du gosier, et tu avais accompagné le tout avec un unique cacheton. Ton esprit était déjà embué, parti dans des contrées plus ou moins lointaines. Tu vagabondais sur des nuages. Tu sautais de pâquerette en pâquerettes. Tu naviguais à dos de dauphins. Tu ne sais plus réellement à quoi tu rêvais, mais c’était bien. C’était un joli monde. L’un de ceux où tu n’avais plus à penser à ta défunte mère ou à ce père qui n’a rien à faire de toi. Un monde où la solitude ne te tient pas compagnie. Un monde où ta main ne trouve pas un simple verre à saisir, mais où elle peut en serrer une autre. Ça a une main un pingouin ? Ouai, parce que ça y est, tu t'en souviens. Là-bas, sur ton canapé, tu étais sur la banquise, entouré de toute une famille de pingouins glissant sur la glace.

C’est peut-être pour ça que tu as froid. Sur la banquise, il caille ! Pourtant, tu n’as pas l’impression d’être entouré de pingouins. Non, actuellement, il n’y aucun pingouin autour de toi. Ta tête pivote de gauche à droite pour t’en assurer. Pas de pingouin. En fait, il n’y a personne. Oh merde, tu n’es plus sur ton canapé. Il n’y a plus de rêves enchanteurs, plus d’univers parallèle. Tout ce qu’il y a, c’est cette tombe. Cette foutue tombe. Elle est simple cette tombe. Aucune fioriture. Tu n’as pas pu offrir plus à ta mère. Tu te détestes pour ça. Mais pas autant que tu la détestes elle. Pas ta mère, mais la pierre tombale. Et le cercueil en dessous.

Tu ne devrais pas être là, Noé. Pas comme ça, pas maintenant. Pas habillé ainsi et sûrement pas dans cet état. Tu t’étais promis de ne jamais venir en étant bourré. Ou en étant camé. Le problème, c’est que si tu attends d’être sobre à la fois d’alcool et de médicament, tu ne viendrais jamais. D’ailleurs, ça fait combien de temps que tu n’es pas venu ? Tu ne t’en souviens plus. Tu cherches au fond de ta mémoire. Ah oui, tu étais là il y a deux semaines. Tu crois. Tu ne mettrais pas ta main à couper, tu peux encore en avoir besoin.

« Hey ! Le cimetière est fermé ! Qu’est-ce que vous faites ici ? »

À nouveau, ta tête pivote. Est-ce qu’un pingouin t’aurait suivi jusqu’ici ? Tu regardes à gauche. Tu regardes à droite. Toujours pas de pingouin.

« Il y a quelqu’un ? Maman, c’est toi ? », tu t’es penché vers la tombe avant de te redresser parce que tu vois le monde tanguer autour de toi. Tu as vraiment cru que c’était elle. C’était sa voix. Presque. Elle était juste un peu plus grave. Mais avec un peu d’imagination – et tu en as beaucoup en ce moment – on aurait vraiment dit la sienne. Noé, tu rêves, il n’y a personne. Il n’y a jamais personne.

Puis tu sursautes en voyant quelqu’un. Merde… Tu n’es pas seul. Il te pose une question. Tu as l’impression qu’il est tout proche, et en même temps, il te semble être hyper loin. Alors, tu plisses les yeux pour mieux le voir.

« Ça roule ma poule ! », tu parles fort avant de chuchoter en posant ton index contre son épaule, « Toi, t’es pas un pingouin. ». Des cernes grignotent ton visage, ils accompagnent sans doute merveilleusement bien ton air suspicieux, « Dis… À tout hasard, t’aurais pas vu une bande de canards ? Parce que je suis venu accompagné de… Ah non, attends, ce n'était pas des canards, mais des pingouins ! Du coup, t’aurais pas vu des pingouins ? ». Ta main montre une hauteur, « Ils sont grands comme ça, et ils portent un costume noir et blanc. ». Tu tournes plusieurs fois sur toi-même comme si tu les cherchais et tu t’arrêtes soudainement, « Bon sang, ça tangue dans le coin, t’es le capitaine d’un bateau ? ».

T’es complètement paumé, Noé. Tu ne sais même pas comment tu es venu jusqu’ici. T’as pris ta voiture ou tu as fait la route agrippé au cou d’une girafe ? Tu ne connais qu'un seul moyen de te remettre les idées en place, alors tu tends ta main vers la pierre tombale pour attraper la bouteille que tu as ramené avec toi.

   

Retour vers le passé

Tu regardes le nouvel arrivant d’un air étonné. Tu te pensais seul, Noé. Comme d’habitude. Tu as la solitude chevillée au corps. Du matin au soir, et du soir au matin. Tu navigues dans l’existence en solitaire. Parce que la vie en a décidé ainsi. Parce que tu n’es qu’une loque incapable de créer le moindre lien pérenne. Personne ne veut de toi. Personne… Même pas toi-même. Tu dérailles, et pas qu’un peu. Cette histoire de canards, ou plutôt cette histoire de pingouins, tu es persuadé que c’est la réalité. Tu es bien venu accompagner. Dans ton esprit, ils étaient avec toi. Tu les as vus. Ils se dandinaient juste là. Ou peut-être pas. Si ?

Le monsieur face à toi, il n’a pas l’air content. Tu fais une grimace, tu n’as jamais aimé mettre les gens de mauvaise humeur. Toi, ce que tu apprécies, ce sont les sourires. Mais ils se font rares dans ta vie. Tu arrives à en dégoupiller un quand on te propose un plan sympa à base d’opiacés en tout genre ou d’alcool à profusion. Dans ces moments-là, tu ne te soucis de rien d’autre. Tu veux juste planer. Mais ce soir, tu n’as reçu aucun appel, aucun sms de tes habituelles connaissances de débauche, alors tu as picolé seul.

T’es torché ?

« Beuuuh, non pas du tout. Je suis hypra clean. Regarde ! », tu tentes de lever une jambe pour passer ton bras sous ton genou et te toucher le nez en te le pinçant, mais la terre tangue beaucoup trop. Pour autant, tu n’avoues pas, et, enfin, tu souris. Un sourire fier alors que tu n’as pas à l’être, « Tu vois, je suis pas torché. Et sinon… Je suis venu… Je suis venu comment ? Tu le sais pas toi ? », tu le pointes du doigt sans lui laisser le temps de répondre, « On peut demander aux pingouins, ils doivent le savoir eux ! ». Tu t’es mis à parler plus fort, plus vite également avant de déblatérer pour expliquer au brun qu’une famille de gentils pingouins t’a tenue compagnie durant le trajet et qu’ils sont sûrement encore dans le coin.

Il t’affirme que vous n’êtes pas dans un bateau, mais dans un cimetière. Ah bon ? Vraiment. Aaaaah oui, le cimetière ! Tu louches sur la tombe de ta mère pour attraper ta meilleure amie, la bouteille de whisky, « Bon sang, c’est vrai qu’il fait un froid de canard par ici ! Ou un froid de pingouin. ». Tu te bidonnes en portant le goulot à ta bouche, renversant un peu de liquide ambré sur la pierre tombale, juste en dessous de ton nom de famille. « Puisque j’ai perdu les pingouins, il n’y a personne pour me raccompagner ou venir me chercher. Il n’y avait qu’eux... », ta voix s’est un peu cassée alors que du bout des doigts, tu essuies l’alcool qui s’est déposé sur le Crawford. Tu ne vas pas t'appesantir sur tes malheurs. Tu lèves ta bouteille à la hauteur des yeux de l’inconnu pour répondre à sa question. Il t’en a posé une, n’est-ce pas ? « Pas beaucoup, je dirais, un ou deux. Je suis pas bourrééééééé, je le promets. », il ne reste plus que le fond de la boisson, mais lui, il ne sait pas qu’elle était pleine il y a quelques heures alors tu es persuadé que ton état d’ébriété peut passer inaperçu.

« Je sais pas toi, mais, moi, les cimetières, ça m’a toujours foutu le cafard. », décidément, c’est une véritable ménagerie qui t’accompagne ce soir, « Tu en veux un peu pour te mettre dans l’ambiance ? ». Tu lui tends ton whisky en gigotant la bouteille sous son nez avant d’en prendre une nouvelle gorgée en tanguant. Tu perds l’équilibre, et tu te raccroches à son bras, ton visage à quelques centimètres du sien. Tu souris comme un crétin, « Si tu préfères, j’ai des trucs plus intéressants dans ma poche. Je peux t’en filer un peu si tu m’aides à retrouver les pingouins. ». Tu n’as clairement pas les moyens de distribuer tes médocs durement acquis, cependant, contre un coup de pouce, tu peux faire un effort.

   

Retour vers le passé

Tu t’acharnes à démentir ton état d’ébriété, alors quand ton nouveau pote certifie ce fait, tu grimaces. Tu n’es pas bourré. Tu l’assènes. Le hurles. Tu pourrais même le jurer sur tout ce que tu as de plus précieux. En réalité, tu ne le fais pas. De toute façon, tu n’as plus grand-chose de précieux à mettre dans la balance… Cette constatation te flanque le bourdon. Plus rien. Plus personne. Il ne reste que toi, tes angoisses, ta solitude, ta tristesse. Mais tout ça, ça ne s’échange pas en preuve de bonne foi.

Ton regard étonné se pose sur lui. C’est marqué sur ton front que tu prends – de temps en temps… - quelques cachets pour lutter contre ta douleur et t’échapper un peu de ce monde de merde ? Tes lips s’étirent, et tu te mets à rire. Noé, t’es con. Il ne peut pas savoir en un seul coup d’œil, et, alcool dans les veines ou pas, tu ne l’avoueras jamais à un parfait inconnu croisé en plein milieu d’un cimetière, « Ça s’appelle du whiskyyyyyyy. ». Tu lui montres l’étiquette dans un geste un peu trop vif avant d’ajouter, « C’est bon et ce soir ça m’a suffit. ». Finalement, l’alcool est plus fort que ta micro fierté, il dézingue le peu de contrôle que tu peux avoir sur tes mots ou sur ta vie de manière générale. Il parvient même à salir l’unique belle chose qu’il te reste. Ta mère. Ou plutôt, sa pierre tombale. Quand t’y penses, c’est triste. Affreusement triste. Tu n’as plus qu’elle. Cette pierre froide et terne. Alors tu essuies ta connerie avec la pulpe de tes doigts pour lui rendre bonne mine. C’est pathétique…

Quand il te demande qui se trouve sous terre, tu te figes. Tu n’es ni debout, ni accroupi, ni penché en avant. Tu venais d’amorcer de te relever et tu as littéralement bugué. C’est comme si cette simple demande venait de te faire dessaouler en une fraction de seconde. Dans cette position, ta tête ne tourne même pas à cause du spiritueux. Tu es juste… paralysé par l’évidence, « C’est ma seule famille. ». Au présent. Il n’y a pas de place au passé dans ton histoire. Ta mère est et restera l’unique membre de ta famille.

Est-ce que c’est ton malheur perpétuel ou la dose d’alcool ingurgité qui te propulse à nouveau dans un état second ? Aucune idée. Mais le fait est que tu flanques au placard tes pensées sombres pour te concentrer sur l’essentiel : retrouver les pingouins qui te tenaient compagnie jusqu’à présent. Et continuer à picoler pour ne pas avoir à te replonger dans ton quotidien merdique. Mais le nouvel arrivant n’est pas le type le plus marrant que tu aies croisé. Il ne semble pas te croire quand tu lui dis n’avoir que très peu bu et il refuse la bouteille que tu lui tends, « Ça m’en fera plus ! ». Une nouvelle rasade plus tard et te voilà en train de lui proposer quelque chose de plus fort. De plus euphorisant. De plus addictif. De plus mauvais aussi.

Il ne dit pas non à ta proposition. Tout ce que tu entends, ce sont ses conseils de discrétion pour ne pas te faire choper, puis, rapidement, il t’invite à aller chez lui. Soit disant pour te mettre au chaud. Tu n’en crois pas un mot ! Tu les connais ces mecs qui te demandent de t’allonger si tu veux avoir ta dose. Évidemment, tu ne percutes pas que la situation est inversée. Qu’il doit vouloir sincèrement te filer un coup de pouce puisque, les cachetons, c’est toi qui les a. Tu n’imagines pas non plus qu’il puisse être comme toi ; prêt à faire n’importe quoi, avec n’importe qui, pour obtenir de quoi planer. Et puis, si c’était le cas, tu refuserais. Tu es prêt à les lui donner sans contrepartie, surtout pas celle-ci.

« Non, non, je… Je ne peux pas les abandonner dans ce froid ! », la bouteille dans une main, l’autre frictionnant ton bras pour lutter contre le vent, tu pars dans la direction opposée. Ce soir, tu n’as pas envie de jouer à ce petit jeu malsain devenu un peu trop habituel pour toi. Le souci, c’est que tu n’es pas vraiment apte à marcher droit. Tes pieds s’emmêlent, tes jambes se croisent et tu te retrouves avachi au sol, le visage contre la terre et les vêtements dégueulasses. Tes doigts sont toujours serrés autour du goulot de la bouteille tandis que le liquide ambré se répand au sol, le cul du contenant s’étant brisé sous l’impact. « Aie, merde… Je… Les pingouins, ils sont… ils sont par là-bas. », tu persistes en pointant du doigt une allée. Ils sont ton excuse pour ne pas aller chez un mec que tu ne connais pas et qui veut, d’après ton esprit embué et tes idées déformées par ta réalité des derniers mois, te piquer l’innocence que tu n’as plus en même temps que les calmants devenus indispensables à ton presque bonheur.

Toujours à même le sol, tu jettes un coup d’œil par-dessus ton épaule, sans parvenir à voir le brun. T'es doué Noé, et certainement plus rond que ce que tu ne le penses ; tu n'as même pas remarqué que, dans ta chute, tu as entraîné celui qui essaie de t'aider.

   

Retour vers le passé

Tu sens un poids sur ton épaule. Un poids à la fois lourd et léger. Ton visage pivote et tes yeux se déposent sur cette main qui se veut apaisante, « Désolé de quoi ? Ce n’est pas vous qui l’avez tué. ». C’est étrange comme penser à ta mère à la fabuleuse capacité à te rendre tes esprits. Ou presque. Ta voix n’a pas hésité sur ta phrase. Ton timbre n’a rien eu de tremblant, chevrotant et quelqu’un arrivant dans la conversation pourrait presque penser que tu es parfaitement à jeun. Ton moment de lucidité ne dure pas. L’alcool reprend sa place, il te submerge, remettant du coffre dans ta poitrine et faisant augmenter le niveau sonore de tes propos alors que tu devrais aller jusqu’à taire ces derniers alors que tu attrapes les pilules présentes dans ta poche.

« Pris ? De ça ? », tu secoues devant tes pupilles un petit sachet contenant quelques cachets avant de regarder ton interlocuteur avec un air outré collé au visage, « Non, pas du tout ! Promis, juré, j’ai pas touché à ça. Je me suis contenté de... », tu cherches la bouteille en rangeant tes cachetons au fond de ta poche puis secoues à son tour le whisky, « De ça. Franchement, c’est super bon. ».

Il te propose d’aller chez lui. Tu le regardes, méfiant. Tu les connais ces types qui ont l’air sympathiques et qui ne souhaitent en réalité qu’une seule chose… Alors que tu replis tes bras sur ton torse pour mieux frictionner ta peau et chasser ainsi la froideur, tu le vois te tendre sa veste. Tu observes à tour de rôle le cuir, sa main, son bras puis son visage avant de faire le chemin arrière et de repousser sa main dans un geste plus tranquille que les derniers, « Vaut sans doute mieux que ce soit toi qui creuse ma tombe que l’inverse. ». Malgré ton esprit embué par les vapeurs d’alcool, tu penses ce que tu dis. Tu n’as rien à perdre. Chopper une pneumonie, tu t’en fiches. Crever à cause de cette escapade nocturne, tu t’en moques encore plus. Mais tu n’as clairement ni la force, ni le courage de réellement songer à tout ceci ce soir, alors tu te replonges dans ton monde, celui où des pingouins t’ont accompagné jusqu’ici et où la vie est plus douce.

Des hallucinations ? Il te prend pour un poivrot ou un camé ou quoi ? Et beh… Il n’aurait pas tout à fait tort à vrai dire… Bref. Le fait est qu’il insiste sur son invitation à aller te mettre au chaud. Toi, tu n’es toujours pas certain que de te rendre chez un inconnu avec plus d’alcool dans les veines que de sang – tu n’exagères jamais – soit une idée lumineuse, mais lorsqu’il te donne son prénom, sans trop savoir pourquoi, cela fait baisser toutes tes barrières. À moins que ce soit sa main tendue et la poignée qu’il semble attendre en retour. Quel psychopathe tueur de jeune homme ou abuseur de paumé se présenterait de façon si courtoise ? AUCUN. Ton cerveau en est certain.

« J’adore les cheminées. », tu essaies de lui serrer la main en retour, mais ta vision n’est plus tout à fait nette et tu la loupes à plusieurs reprises avant de la saisir. Tu t’approches de lui comme pour lui faire une confidence et, honteux, tu chuchotes, « Tout de suite, je… Je suis plus très sûr de comment je m’appelle. Si on croise les pingouins, ils pourront nous le dire. En attendant, on n'a qu’à inventer. Tu trouves que j’ai une tête à avoir quel prénom ? ». Tu rigoles sur la fin de ta question. C’est assez grotesque comme conversation. Cela dit, rien de ce qui vient de se passer n’a beaucoup de sens pour toi, et tu suis ta nouvelle connaissance en continuant à regarder de gauche à droite à la recherche de tes amis noirs et blancs.

   

Retour vers le passé

Tu t’offusquerais presque, Noé.

« Bien sûr que non ! », rangeant ton sachet plein de cachetons à l’abri, bien au chaud dans ta poche, tu fais une moue boudeuse. L’alcool désinhibe tes sens, il te rend plus sociable et multiplie tes émotions. En temps normal, tu n’aurais jamais sorti ton poison de sa cachette, et tu ne tirerais pas cette tronche face à un inconnu. Non, en temps normal, tu lui aurais souri depuis le début de votre conversation. Tu lui aurais dit que tout allait bien en lui servant une risette encore plus grande puis tu lui aurais souhaité une bonne journée sur un ton enjoué avant de faire volte-face et de rentrer chez toi. Ce n’est que là, sans regard inquisiteur, que tu te serais laissé aller à pleurer. Ce n’est pas de la fierté, tu n’as aucune honte à verser des larmes. C’est uniquement de la pudeur. Et de la peur de déranger, d’être de trop, de voir encore une fois des jugements ou de la pitié. Oui, tu fais pitié, tu le sais. Tu n’es qu’un être pathétique, mais tu préfères ne pas trop l’étaler à la face du monde. Mais ça, c’est en temps normal. Là, tu es saoul, et pas qu’un peu.

Tu regrettes presque d’avoir rangé tes comprimés sans en avoir avalé un. Parce que la conversation te surprend. Et toi, as-tu peur de mourir ? Pas vraiment, à certains moments, ça t’arrangerait même. Une fois un pied dans la tombe, adieu la douleur, n’est-ce pas ? Alors oui, ce n’est pas un sort qui te déplairait tant que ça.

« T’es un peu bizarre toi. », tu le pointes du doigt, un sourire énorme sur tes lippes parce que tu te rends bien compte que, le plus bizarre des deux, c’est bien toi. Lui, il marche droit, il tient debout sans souci. « Tu es recherché par les Gardiens de la Galaxie ? », tu sors une connerie, juste parce que, en réalité, tu es étonné de tomber nez à nez avec quelqu’un qui se moque de crever. Quelqu’un comme toi. Ce n’est pas le premier, mais tous ceux que tu as pu rencontrer avant, ils étaient comme toi. Camés. Bouffés par la vie. Totalement désabusés. À la ramasse complet. Et lui… Lui, il te semble clean. Tout ce qu’il y a de clean, de propre et de bien dans sa peau. Lui, il a l’air heureux. Même s’il ne sourit pas beaucoup et qu’il ne rigole pas, il a l’air d’être le plus heureux que tu as croisé depuis longtemps. Faut dire que tu arpentes les soirées remplies de désoeuvrés tout aussi malheureux que toi depuis quelque temps… À croire que la tristesse attire la tristesse ; tu arrives même à la trouver en quelqu’un qui ne semble pas la porter en lui. Les apparences sont trompeuses Noé. Tu ne le connais pas, tu ne sais rien de sa vie. Et puis, tout le monde ne décide pas de sombrer dans les ténèbres pour surmonter ses tempêtes. Certains sont plus forts, comme lui. Ça ne les empêche pas pour autant d'avoir des idées sombres.

Il te tend la main. C’est étrange pour un gars qui vient, d'après ton esprit embrumé, de te faire une proposition indécente en te lançant une invitation à te rendre chez lui. Néanmoins, ce geste te conforte dans l’idée que tu te faisais déjà de lui : il n’a rien d’un psychopathe, il y a peu de chances qu’il décide de te découper en rondelles une fois la porte de sa baraque franchie. Du coup, porté par ton ivresse et par ta conviction d’avoir à faire à quelqu’un de bien, tu essaies de lui rendre sa poignée. Tu galères, et il te prouve encore que c’est un gentil ; Il ne se moque pas de toi ou de ton état alors qu’il t’aide simplement à lui serrer sa paluche.

Une fois encore, il te vient en aide, te soutenant quand il te guide jusque chez lui. Là-bas, tu pourras te réchauffer, et peut-être retrouver un peu tes esprits. Peut-être te souviendras-tu que tu t’appelles Noé. L’as-tu vraiment oublié ? Pas tout à fait. C’est plutôt que tu as envie de zapper le temps de quelques minutes ou quelques heures tout ce qui fait que tu en es arrivé là. Jusqu’à ton prénom, jusqu’à ton identité, ton passé. Tout. Tu voudrais redémarrer à zéro.

« Scott ? », tu pinces tes lèvres l’une contre l’autre en te laissant mener, « Scott Pingouin. Ça me va ! ». De toute façon, tu ne peux pas vraiment faire ton difficile, et puis, surtout, tu t’en fiches un peu. Il peut t’appeler comme il le souhaite, comme il le préfère.

Cette dernière remarque que tu te fais à l’intérieur de ta tête tourne en boucle. Tu es vraiment prêt à le laisser t’appeler comme bon lui semble ? C’est donc vraiment le si peu d’estime qu’il te reste ?

Merde. Noé !

C’est en silence, les pensées pleines de contradictions, de doutes et d’insultes envers ta propre personne que tu as marché jusque chez… Silas. C’est bien ainsi qu’il s’est présenté, tu crois.

« Je… », tu t’écartes un peu, prenant appui contre le mur à côté de la porte. Ta bouche s’ouvre plusieurs fois, aucun son n’en sort tandis que tu le regardes. Tu te mords l’intérieur de la joue, pas sûr de savoir t’exprimer comme tu le voudrais et tu en viens même à maudire ton meilleur ami l’alcool. Tu voudrais pouvoir lui dire que, si tu entres, ce n’est que pour la cheminé. Il ne t’a fait aucun sous-entendu, mais dès qu’un mec se montre gentil avec toi, surtout quand tu n’as plus tous tes moyens comme à l’heure actuelle, c’est toujours pour la même chose. Et ce soir, tu n’en as pas envie. Vraiment pas envie. Ton regard dévie, il quitte son visage pour se concentrer sur tes mains. Elles sont désespérément vides. Ta bouteille n’est plus ; elle s’est cassée tout près de la tombe de ta mère, tu t’en souviens ! Fait chier, tu boirais bien une bonne rasade. « J’ai soif, tu as un truc à boire ? », tu ne dis rien de ce que tu voulais dire. Finalement, peu importe pourquoi il t’a ramené ici, tout ce qui compte, c’est qu’il t’offre de quoi t’enivrer, et surtout de quoi faire passer la pilule que tu comptes bien avaler rapidement.