Derrière le comptoir

Novembre. C'est définitif. Il n'aime pas Novembre. Même si en réalité, c'est le 1er Novembre qu'il n'aime pas. Il s'est toujours fait prendre un 1er novembre. A chaque fois, chaque année, c'est la même chose. L'année dernière, c'était une coupure de courant. L'année d'avant, c'était Zenia qui n'avait pas pu lui fournir la merde qu'il s'enfonce dans les veines. L'année d'avant, c'était des douleurs fantômes qui étaient subitement réapparues. L'année d'avant, c'était... bah... il n'a pas envie d'y penser. Et les années encore avant, c'était des coups qui avaient ratés, des trempes qu'il s'était prises, de la mauvaise came, des flics qui les avaient arrêtés, bref, ça a toujours merdé, pour lui le 1er novembre. Et cette année... L'année 2023, ça ne change pas. Cette année, c'était Dae. Dae. Son Nemesis. Qui était réapparu. Celui qu'il déteste et aime. Celui qui a été son ange et son diable. Celui pour qui il voue une haine sévère, implacable et indéfinissable. Celui qu'il ne voulait plus jamais de la vie revoir et en même temps qu'il espérait voir, parler, entendre.

Quelques jours plus tard, pourtant, il avait eu une bonne nouvelle. Le nouveau patron avait fait son apparition. Lou était resté. Lou avait eu le droit de garder son poste. Parce qu'il travaille bien, Alessandro avait-il dit. Lou avait eu ce petit quelque chose de fierté qui avait refait son apparition dans sa cage thoracique. Depuis son passage à l'hôpital, il n'avait pas éprouvé ce genre de sentiment. Il avait perdu tout... tout ce qui faisait de lui ce qu'il était jusqu'à présent. Lou avait l'impression d'être une coquille vide. Il faisait semblant, avec ses nouveaux amis, avec ses collègues, avec les clients, même avec ses amants. Mais ce que lui avait dit Alessandro avait ranimé, un tant soit peu, la flameche de fierté. Ce n'est pas pour autant qu'il se sent revivre encore. Surtout avec la réapparition de Dae. Il a plutôt même l'impression de sombrer à chaque fois qu'il pense à lui. Mais Lou fait ce qu'il peut pour repousser les souvenirs de Dae, les paroles de Dae, les gestes de Dae. Mais au plus profond de lui, il sait qu'il veut exactement l'inverse. Il veut Dae.

Ce soir, il travaille. Ce soir, il a besoin de travailler. Alors chemise blanche, aux manches remontées pour laisser voir ses tatouages, pantalon noir, cheveux rejetés en arrière même s'il sait pertinemment que dans très peu de temps, ils feront ce qu'ils voudront, il s'affaire derrière le bar. Certains membres du personnel ont changé depuis l'arrivée officielle du nouveau patron, cela tourne mieux, il y a moins d'erreur dans la caisse et les filles qui s'effeuillent se sentent plus en sécurité. En tout cas, c'est ce que Lou pense. Les clients entrent, s'installent, commandent et regardent les numéros des filles. C'est ce qu'il apprécie avec ce travail. On ne vient pas souvent l'embêter directement. Il y a quelques types avec un coup dans le nez qui s'installent au bar, mais ils sont vite mis dehors par le nouveau videur qui lui, fait bien son travail, comparé à l'ancien. Et puis, Lou voit arriver un client régulier. Il prend place au bar, Lou a appris à retenir les commandes avec le temps. Lui, il va prendre une limonade. Cela ne manque pas. Lou répond au sourire par le sien.

- Lou.

Avec ce job, Lou a appris à être poli. Les sourires, d'ordinaire, il n'en donne pas. Mais là, il est barman et il doit attirer la clientèle, pour qu'elle consomme. Il fait ça depuis des années. La première fois que ce client est arrivé, cela l'a surpris, parce qu'il paraissait vraiment jeune. Mais le videur l'avait laissé entrer, c'est donc qu'il avait l'âge requis. Sans parler qu'il prend une limonade. Mais des clients excentriques, Lou en a déjà vu. Lou va servir deux autres personnes avant de revenir vers le jeune homme. En temps ordinaires et sur son lieu de travail, il aurait vouvoyé, ou employé un discours plus élaboré. Mais ce client vient de le tutoyer, se contrefichant de la politesse de mise entre deux inconnus. Un barman se doit de ne pas faire fuir ou donner une mauvaise image de l'établissement. Lou pose donc le verre qu'il avait récupéré au bout du bar dans l'évier juste devant lui avant de redresser les yeux sur l'inconnu à la limonade. Le sourire revient sur son visage. Un peu plus détendu que tout à l'heure, un peu plus long également comme content de cette "proximité" subite.

- Toi?

Derrière le comptoir

« Moi ? Je ne suis personne … »

Euké. C’est terriblement frustrant comme travail. Sky aurait pété un cable si on lui avait répondu cela il y a quelques années. Sky n’aurait jamais permis ce genre de parole. Mais Sky doit se taire, il n’est plus Sky. Sky est mort. Mort sous les coups de Dae. Désormais, c’est Lou qui se doit de répondre et si le client ne veut pas répondre, il ne peut pas le forcer. Alors Lou décide de retourner à son boulot, sans embêter plus longuement « personne ».  Pourtant « personne » reprend la parole, alors que Lou fait un pas sur le côté pour le laisser tranquille.

« Brad … Met moi plutôt une vodka s’il te plait. »

Lou ne va pas refuser. Sans un mot, il verse une vodka, comme demandé. Personne, ou plutôt Brad, ne lui a demandé ni glaçon ni cocktail, alors c’est une vodka dry qu’il sert. Il pose le verre devant Brad. Au moment où le verre touche le zinc juste devant l’homme, ce dernier reprend la parole. Lui qui semblait souriant en entrant semble désormais mélancolique. Lou hausse un peu les épaules.

- Trois ans, je ne sais pas si c’est « longtemps » pour toi.

Il se demande s’il doit à son tour poser une question. Il s’est fait refoulé tout à l’heure, quand il a simplement demandé son prénom, alors là, qu’en sera-t’il ? Mais il ne veut pas paraitre froid. Son boulot est de servir les clients et peut-être de faire un brin de causette. Alors il va tenter quelque chose.

- Est-ce que ça va ? D’ordinaire, tu t’arrêtes à la limonade. Tu veux en discuter ?

Derrière le comptoir

Finalement, le jeune homme lui dit s’appeler Brad. Pourquoi ne lui a-t’il pas dit dès le début ? Lou ne le sait pas. Peut-être qu’il avait quelque chose sur la conscience. Quelque chose qui le turlupinait. Quelque chose qu’il ne voulait pas avouer. Chacun a ses secrets. Ce n’est pas Lou qui dira le contraire. Lou n’a pas préféré insister quand il a dit s’appeler personne. Au final, un barman n’a pas à connaître le prénom de ses clients. C’est trop familial si c’est le cas. Mais ça peut également fidéliser la clientèle. Lou devra demander au nouveau patron ce qu’il préfère. D’ailleurs, il jette un œil aux serveuses qui vont et viennent en culotte courte. Il scrute un instant les demoiselles qui gigotent le popotin sur l’estrade. Avec ses nouvelles responsabilités, il doit faire attention aux filles. Mais tout à l’air d’être en ordre. Il n’y a pas de main baladeuse, ni de commotion apparentes.

Brad ajoute qu’il est en étude. Lou déplace son regard azur sur le jeune homme une fois de plus. Il n’a jamais pensé à faire des études. Les professeurs, en dernière année de lycée lui avaient pourtant dit qu’il pouvait aller plus haut, plus loin. Mais Lou avait toujours voulu suivre Dae. Et le chemin de Dae ne conduisait pas vers les études. Et dire qu’il a revu Dae il n’y a pas longtemps. Quelques jours, tout au plus. Cela lui fait mal, encore. Au cœur. Ailleurs. Partout. Les cicatrices se sont rouvertes. Pas physiquement. Non, juste dans la tête. Il hausse les épaules un peu, passe une main dans les cheveux.

- Ca met le pain sur la table.

Au fond, c’est ça, travailler. Ca met le pain sur la table. Lou n’a jamais vraiment voulu travailler. Il n’a pas eu le choix. Il avait perdu Dae. On lui avait dit qu’il fallait qu’il continue dans la vie. Il n’avait que cette possibilité-là. Se mettre au travail pour survivre. Pas physiquement non plus. Non, juste dans la tête encore une fois. S’il ne travaillait pas, il serait devenu fou. La perte de Dae avait été d’une torture absolue. Et cette torture, il l’avait transformée en haine. En haine pour son ancien amant. Lou n’a pas envie de penser à Dae, ce soir. Il veut l’oublier. Même si ça fait quatre ans qu’il se dit cela, et qu’il n’a jamais réussi à l’oublier. Maintenant qu’il l’a revu, il ne peut plus l’oublier. Il soupire, discrètement. Alors il s’inquiète pour le client. Lui demande pourquoi il prend une vodka au lieu de se contenter d’une limonade, comme à son habitude. Brad lui répond pour oublier. Et puis, quelques secondes après, il pose une question qui fait planter les iris pâles de Lou dans celle de Brad. Lou reste immobile quelques secondes.

- Ca dépend pourquoi.

Oh, il est libre, c’est certain. Mais est-ce que lui, Brad, est libre et surtout pourquoi il lui demande cette question, franche et directe. Dae ne demandait pas. Dae prenait et Dae ordonnait. Maintenant, Dae n’est plus, Lou peut décider. Et Lou veut savoir avant.

Derrière le comptoir

Travailler met le pain sur la table. Avant, il avait eu du pain sur la table, mais c’était différent. Il avait volé. Il avait pris quand il avait voulu prendre. C’était ainsi qu’il vivait. Jusqu’à ce tabassage. Jusqu’à ce qu’il ne soit plus que tout seul. Jusqu’à ce que Dae l’abandonne. Il n’a jamais voulu demandé de l’aide aux Parks. C’était à lui de trouver de l’argent. Ils en avaient fait suffisamment pour lui. Alors à la sortie de l’hôpital, pour le corps, pour l’esprit et pour le porte-monnaie, il avait eu besoin de travailler. Il avait trouvé dans un bar tranquille, les pourboires étaient allés bon train. Il avait tout appris là-bas. Mais maintenant, cela faisait trois ans qu’il travaillait ici. Et il s’y plaisait bien. Sans compter qu’il y avait un nouveau patron, qu’il y aurait bientôt du changement.

Voilà que le jeune homme, en plus de demander une vodka qu’il ne prenait pas d’habitude, lui propose sous le couvert d’autres mots, de sortir, une fois son service terminé. Lou hésite. Autrefois, il n’aurait pas voulu. Ou plutôt, il aurait attendu Dae, voir si lui voulait s’envoyer en l’air avec quelqu’un autre que lui et si c’était le cas, il aurait alors accepté. Et pendant les quatre ans, entre l’hôpital et maintenant, il aurait dit oui, sans hésiter. Car il aurait voulu oublier Dae, dans les bras d’un autre. Mais maintenant… maintenant qu’il avait revu Dae, maintenant que ce dernier lui avait dit tout –ou le peu de– ce qu’il lui avait dit, il hésite. Il veut oublier Dae. Cela serait si simple à accepter. Mais c’est Dae. Il ne veut pas l’oublier. Alors il préfèrerait refuser. C’est comme ça, il est difficile à comprendre Lou. Et il a encore plus de mal à se décider.

Brad parle encore, du fait qu’on puisse sortir avec les barmans. Il est vrai que la politique est de ne pas toucher aux filles. Que les filles qui dansent ne doivent pas amener leur moitié ici, car la jalousie ne rapporte pas d’argent. Alors oui, il est possible de sortir avec un barman. L’allusion qu’il propose n’est pas vraiment une allusion, c’est clair comme image. Lou s’appuie sur le bord du comptoir et il se penche légèrement, il va refuser, il n’a pas la tête à cela. C’est mieux, c’est ce que le petit ange sur son épaule dit. Mais sur l’autre épaule apparait le petit diable qui lui rappelle que Dae surveille Sky. Et Sky veut toujours lui faire payer. Alors Sky offre un sourire à Brad, plus appuyé, plus explicite.

- Tout ce qui me plaira ?

Le petit ange est botté d’un coup de broche par le diablotin. Pourquoi refuser une telle proposition ? Si Dae le surveille, alors il l’apprendra. Il veut faire du mal à Dae, il veut le blesser autant qu’il a été blessé et Brad peut servir d’outil à sa vengeance. Si en plus il peut prendre du bon temps avec lui, alors cela ne peut être que bénéfique. Sky a besoin d’oublier Dae, Sky a besoin d’effacer, ne serait-ce que quelques secondes le visage de son Nemesis. Toujours penché légèrement au-dessus du comptoir, Lou ajoute en regardant rapidement l’horloge derrière lui.

- Je finis dans deux heures et quelques... Il faudra m’attendre.

Derrière le comptoir

Lou se penche un peu plus pour que Brad puisse lui murmurer à l’oreille qu’il est obéissant. Il a même dit « très » obéissant. Un sourire un peu sadique, il faut l’avouer, traverse les traits de Sky. C’est intéressant. Très intéressant. Il n’a pas une tête de soumis pourtant, mais il ne faut jamais juger un livre par sa couverture. Lou le sait bien. Il hoche du chef. Très bien. Après tout, puisque le client du bar le propose. Il fera une pierre, deux coups. Enerver Dae. Lui montrer que sans lui, il peut très bien vivre. Prendre du bon temps. Oublier Dae. Ce n’est pas deux coups, mais bien quatre ! C’est tout bénéfique pour lui. Alors il indique qu’il sera libre dans deux heures. Pas question de risquer de perdre son boulot pour une partie de jambes en l’air.

Alors Lou continue de travailler, sans départir de ce sourire qui s’est accroché à son visage, même s’il est un peu plus discret. Il sert les commandes apportées par les demoiselles courtes vêtues ou les clients qui se présentent directement au bar. Les musiques, dans les enceintes s’enchainent, les shows des filles aussi, quelques réservations pour des danses privées aussi se font connaitre et Lou les traite. Il aime bien ce nouveau boulot, ou plutôt, ces nouvelles missions. C’est vrai qu’il fait attention aux filles, il ne veut pas qu’on leur fasse du mal. Il est fier qu’Alessandro lui fait confiance pour lui avoir confié cette mission. Et puis, finalement, les deux heures passent beaucoup plus vite que prévu. Déjà les filles ont arrêté de danser, et il n’y a plus que le bar à nettoyer. Il vérifie la caisse, jetant un œil à Brad, range le tout et passe un dernier coup de chiffon sur le zinc.

- Chez toi… ou ailleurs… mais pas chez moi.

C’est une des conditions. Lou ne fait entrer personne chez lui. Pas depuis quatre ans. Pas question que cet épisode douloureux recommence, se répète, bisse. Non, pas question. Encore moins quelqu’un qu’il ne connait pas. Il pose le torchon à plat pour qu’il sèche et attrape son manteau, y glissant son téléphone. Il attrape les clés de la boite de strip et invite Brad à sortir. Une fois à l’extérieur, il ferme le tout, porte, volet roulant, il verrouille avec l’alarme et fourre les clés dans sa poche. Déjà il dévore Brad des yeux, sans s’en rendre compte. Il a vraiment envie d’oublier Dae. Un sourire plus présent revient sur ses lèvres.

- Tu m’as dit tout ce qui me plaira et ce qui me plait, ce que je veux, c’est de la chaleur humaine.